Saint-Exupéry et Gide, un lien d’amitié et d’admiration
Stéphane Guégan explore la relation complexe et le respect mutuel entre Antoine de Saint-Exupéry et André Gide.
Qui ne se souvient de l’incipit de Vol de nuit d’Antoine de Saint-Exupéry ? « Les collines, sous l’avion, creusaient déjà leur sillage d’ombre dans l’or du soir. Les plaines devenaient lumineuses mais d’une inusable lumière : dans ce pays elles n’en finissent pas de rendre leur or de même qu’après l’hiver, elles n’en finissent pas de perdre leur neige. » Sillage, or, soir : c’est le langage des Fleurs du mal et la tentation qui s’y lit, çà et là, de peindre sur les ténèbres, en détournant la clarté des étoiles…
Saint-Exupéry, né avec le siècle, a rempli ses jeunes années de bonnes lectures : on le sait très sensible aux Parnassiens, et d’abord au très baudelairien François Coppée, dont il a retenu, prémonitoires, la mélancolie des départs, les songes humiliés, les petites vies devenues grandes. Et quand la plume se saisit d’Antoine entre 1914 et 1918, la guerre, dont son âge le prive, lui inspire des sonnets indemnes de gloriole. L’un d’entre eux, redécouvert à l’occasion d’une vente aux enchères en 2017, annonce les romans de l’aviateur et le thème de la nuit protectrice et dangereuse, cette peinture à fond noir :
« L’Horizon flamboyant jette au travers des bois
Des lueurs où se mêle un rouge de fournaise
Il fait nuit mais au loin comme un morceau de braise Un village brûlé s’auréole parfois.
Un jeune de vingt ans, sentinelle française
Songe à son vieux logis quitté depuis des mois
Il soupire en glanant ses rêves d’autrefois
Comme on glane les morts quand le combat s’apaise…
Se tournant vers le ciel il y regarde encore
Le sillage éclatant d’un projectile qui fuse
Mais déjà tout s’éteint, plus de sillage d’or
Et le soldat soupçonne en son âme confuse
Qu’en plein essor, noyés dans l’ombre qui les suit,
Nos rêves quelquefois s’éteignent dans la nuit. »
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C’est probablement le genre de poésies qu’Yvonne de Lestrange, cousine de sa mère, trouvait aussi prometteuses que sentimentales. Elle n’en poussa que davantage le débutant, à partir de 1919, dans les bras de La NRF, rétive aux excès de lyrisme. Gide comptait parmi les familiers d’Yvonne l’affranchie, bientôt divorcée du duc de Trévise. Dès 1923, Saint-Ex, devenu pilote militaire sous les drapeaux, aimerait voir son nom au sommaire de la revue prestigieuse. Il informe alors sa mère y publier bientôt Un vol. Mais son rêve s’éteint vite, aussi vite que la tentative de donner, en 1927, Manon. On mesure l’amertume de l’écrivain empêché à la lecture de cette lettre adressée à Yvonne en novembre 1926 ; l’aviateur, qui vient de rejoindre la firme Latécoère à Toulouse, découvre les premières pages du Voyage au Congo, plus indolentes et esthètes, il est vrai, que la description acerbe du système colonial qui les suivra :
« J’ai lu le récit d’André Gide. J’ai toujours la même impression. D’abord une impression d’effort désespéré pour caractériser les choses, pour en donner un raccourci. Mais elles n’en surgissent jamais. À mesure qu’il les touche, il les empaille. Et ce n’est pas donner un raccourci que de supprimer verbes et articles. […] Comme je me fous d’André Gide exilé sur les mers d’Afrique, constatant que s’en va à droite une hiron- delle qui venait de gauche. Comme je me fous de l’instan- tané qu’il me donne de lui en notant avec le plus grand soin le détail le plus indifférent, le plus banal, le moins chargé d’image, de sens. Et ensuite ? Je sais bien qu’il pissait aussi, monsieur André Gide, en Afrique. »
Quel que soit le poids du ressentiment, passager, du reste, ces propos signalent un écart, littéraire et générationnel, que Saint-Ex aura à muer en style. Plus l’amitié, les stratégies et les événements le rapprochent de Gide, plus il lui faudra tenir son style à distance. Toujours en 1927, alors que l’Aéropostale le fait vibrer, il écrit
« Peut-être est-ce bête de lire les choses européennes quand il faut se faire tellement libre pour entrevoir une mentalité étrangère, tellement enfant. Et c’est ce qui me choque dans André Gide, qu’il lise Bossuet. Ça empêche de bien s’évader – et déjà peut-être je comprends un peu les Maures. »
Un préfacier de poids
C’est dans le Sud marocain, entre mer et désert, que s’ébauche Courrier Sud et se précisent ses difficultés d’auteur :
« J’y veux faire entrer beaucoup trop de choses et de points de vue différents […] Si jamais je puis passer quelques jours en France dans deux ou trois mois je le montrerai à André Gide ou à Ramón Fernandez. »
Saint-Ex finira bien par confier son manuscrit au père des Faux-Monnayeurs, lequel le transmet, en janvier 1929, à Paulhan, le patron de La NRF. L’envoi est précédé d’une lettre où se fait jour l’habileté de Gide. […] LIRE LA SUITE
Publié dans la
Revue des Deux Mondes
Octobre 2024
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© Revue des Deux Mondes / Classic Image / Alamy / Abaca, Pictorial Press, Pictorial Press Ltd / Alamy / AbacaAntoine de Saint-Exupéry Antoine de Saint-Exupéry