Cet article est le premier volet d’une série que la Revue des Deux Mondes, sous la plume de Benoît Séville, va consacrer aux grands récits qui, de l’Antiquité à nos jours, ont façonné notre manière de penser le monde et l’humanité. L’épopée de Gilgamesh ouvre le bal, et sera suivie le mois prochain de L’Iliade et l’Odyssée.
« En remontant de la mare, Gilgamesh éclata en sanglots. Il se dirigea vers Our-Shanabi le passeur et le prit à témoin :
– Mais pour qui donc ai-je tant travaillé ? Pour qui mes bras se sont-ils tellement fatigués ? (…) Je ne me suis pas fait de bien ; je n’en ai fait à personne. Seul le lion-du-sol a profité de mes peines.(…) Je suis fatigué de tant d’efforts inutiles. » (1-
Cette lamentation, ô combien actuelle, est extraite du plus vieux récit connu à ce jour. Il remonte à la fin du IIIe millénaire avant notre ère, en Mésopotamie. D’abord relatée en sumérien, L’épopée de Gilgamesh – puisque c’est d’elle dont il s’agit – est ensuite inscrite sur des tablettes d’argile en caractères cunéiformes lors du IIème millénaire avant de disparaître pendant plusieurs siècles. Des fragments de tablettes ne seront retrouvés qu’au XIXe siècle par des archéologues occidentaux sur le site de l’antique Ninive, en Irak. Ils seront traduits progressivement, d’abord par George Smith puis par les assyriologues allemands Paul Haupt et Alfred Jeremias.
À ce jour, l’histoire demeure incomplète. L’épopée de Gilgamesh retrace les aventures du tout-puissant roi d’Uruk Gilgamesh (dont l’existence réelle n’a pas été confirmée) et de son ami Enkidou. Elle est, à bien des égards, un mythe fondateur, à la fois en raison des thèmes abordés, qui seront repris et remaniés pendant des siècles par des centaines d’auteurs (dont ceux de l’Ancien Testament mais aussi Homère ou Jean-Jacques Rousseau), mais aussi parce que le texte contient les premières réflexions sur la condition humaine.
« En 1875, la publication initiale de la traduction des tablettes par George Smith a un retentissement énorme. Celle-ci évoquerait un épisode similaire au déluge Biblique, mais qui aurait donc été écrit près de 2000 ans avant l’Ancien Testament ! »
En 1875, la publication initiale de la traduction des tablettes par George Smith a un retentissement énorme. Celle-ci évoquerait un épisode similaire au déluge Biblique, mais qui aurait donc été écrit près de 2000 ans avant l’Ancien Testament !
« Six jours et sept nuits, le déluge dura, et six jours et sept nuits, les dieux se lamentèrent. Enfin, le septième jour, la tempête se calma. Je passai la tête hors de mon bateau, une mer toute lisse recouvrait la terre jusqu’à l’horizon. Plus un arbre, plus un animal, plus un être humain. » (2)
Les auteurs de l’Ancien Testament ne sont pas les seuls à s’être inspirés de L’épopée. Qu’il s’agisse d’Homère avec son Odyssée, ou de Jean-Jacques Rousseau et son postulat que l’homme est bon dans l’état de nature et corrompu par la société, tous ont été inspirés par le mythe fondateur du roi d’Uruk. L’épopée crée la structure matricielle du récit héroïque : les épreuves et le voyage entraînent chez le héros une transformation intérieure et l’échec devient opportunité d’apprentissage. Gilgamesh, comme Ulysse quelques siècles plus tard, voyage, combat des géants, rencontre des êtres mi-hommes, mi-monstres, fait face à diverses épreuves.
Quant à son ami Enkidou, il est le prototype du bon sauvage cher à Montaigne, Rousseau ou Levi-Strauss, élevé parmi les bêtes puis corrompu par les hommes et leur violence, comme l’exprime son refus initial de combattre Gilgamesh : « Tout estourbi, Enkidou secoua la tête afin de retrouver ses esprits, se demandant à quoi rimait cette étrange manière de tendre la main et d’en profiter pour projeter son prochain dans les airs. Il n’en semblait pas trop attristé, ni trop meurtri. On crut le voir sourire à l’idée qu’il venait de voler dans les airs comme un oiseau. ». (3)
« Bien avant les stoïciens ou Camus et son célèbre : « Un homme, ça s’empêche », Gilgamesh apprend à maîtriser ses pulsions et à accepter sa mortalité, faisant du récit de ses aventures la première vraie réflexion sur la condition humaine.. »
L’épopée va même plus loin. Premier récit connu de l’histoire de l’humanité, il est déjà un méta-récit qui s’interroge sur lui-même, sur son sens et sur sa portée.
Il est, pour les auteurs des tablettes, le lieu de l’apprentissage, mais aussi celui de la résistance à l’oubli. Malgré ses tentatives d’échapper à la mort, Gilgamesh mourra, mais non sans avoir atteint l’immortalité narrative : « Sa renommée se répand bien au-delà des murailles de sa ville. Partout, on racontait ses exploits et son si long voyage au pays d’Outa-Naphistî le Lointain. Dans le monde entier, il était reconnu et célébré à l’égal des dieux. » (4). L’épopée enseigne que c’est uniquement par le récit que l’homme survit à l’oubli et devient l’égal des dieux.
En plus d’inspirer les récits futurs, L’épopée de Gilgamesh pose, dès les origines, la question de la condition humaine. Peiné du décès d’Enkidou, son frère, son semblable, le roi entame un voyage en quête d’immortalité. Les épreuves qu’il traverse lui apprennent à accepter sa condition de mortel et l’impossibilité d’y échapper. Être humain, c’est avant tout avoir conscience de notre impermanence. Voilà un livre qui mériterait d’être relu par les savants fous de la Silicon Valley qui s’épuisent, 5000 ans plus tard, à essayer à leur tour d’échapper à la mort.
Dans L’épopée, Gilgamesh fait aussi l’expérience de l’altérité. Souverain cruel et bagarreur au début du livre, la confrontation avec Enkidou le conduit d’abord au respect de l’autre puis à l’amitié. L’expérience de la douleur et du deuil qui suivra la mort d’Enkidou le poussera quant à elle au bord de la folie. Lui qui n’avait jamais aimé que lui-même est désormais confronté à la souffrance de la perte. Gilgamesh s’humanise. La douleur, comme la mort, n’a pas d’échappatoire.
De même, les échecs répétés, la peur, de l’humilité, éduquent Gilgamesh. Il passe de roi tyrannique à souverain sage : « Gilgamesh régna très longtemps et gouverna son peuple avec sagesse. » (5). Il fait l’apprentissage de la modération. Plutôt que de désirer l’impossible, il sait désormais se contenter de ce qu’il a : « Tu as sous les yeux la superficie d’Ourouk-les-Enclos. Cet espace, clos dans ses murailles, c’est sur lui que je règne. C’est ici que je suis roi et je le resterai jusqu’au dernier jour de ma vie. » (6). Bien avant les stoïciens ou Camus et son célèbre : « Un homme, ça s’empêche », Gilgamesh apprend à maîtriser ses pulsions et à accepter sa mortalité, faisant du récit de ses aventures la première vraie réflexion sur la condition humaine.
L’Épopée de Gilgamesh. Le grand homme qui ne voulait pas mourir,
Trad. de l’akkadien par Jean Bottéro. Gallimard,
304 p., 26 €.
© Gallimard
1 – Pierre-Marie Beaude, L’Épopée de Gilgamesh, Paris, Gallimard Jeunesse, coll. « Folio Junior Textes classiques », n° 1504, 2009. 105.
2 – Pierre-Marie Beaude, L’Épopée de Gilgamesh, Paris, Gallimard Jeunesse, coll. « Folio Junior Textes classiques », n° 1504, 2009. 97.
3 – Pierre-Marie Beaude, L’Épopée de Gilgamesh, Paris, Gallimard Jeunesse, coll. « Folio Junior Textes classiques », n° 1504, 2009. 35.
4 – Pierre-Marie Beaude, L’Épopée de Gilgamesh, Paris, Gallimard Jeunesse, coll. « Folio Junior Textes classiques », n° 1504, 2009. 107.
5 – Idem.
6 – Idem.