Que faire de nos douleurs ?
Catherine Van Offelen explore la douleur comme élément central de l'expérience humaine, à la fois inévitable et transformatrice, en proposant de la transcender en connaissance et en beauté littéraire.
« Le monde est une souffrance déployée », écrit Houellebecq dans Rester vivant (1). Qui le contesterait ? Depuis que la vie est apparue dans le chaudron primordial, les êtres se sont spécialisés, ramifiés, éloignés les uns des autres. Ce fut la complexification. L’évolution inventa des formes toujours plus sophistiquées de prédation. Traquer, piéger, tuer, se reproduire fut le leitmotiv général du système vivant. La vie était le nom donné au jeu de massacre. L’invention suprême dans l’ordre de la perversité fut le système nerveux. Il consacrait la douleur comme principe. Crocs, mandibules, dards, pièges infâmes : la création a inventé une kyrielle de moyens de souffrir et de faire souffrir plus raffinée qu’un manuel de torture au temps des grandes heures de l’Inquisition.
« La douleur est le reflet du monde. Or un monde où il y a la douleur ne peut pas être l’œuvre d’un dieu. »
Pourquoi une telle souffrance ? On aimerait poser la question de la manière dont les gnostiques des IIe et IIIe siècles se penchèrent sur l’interrogation « unde malum? » («d’où vient le mal ? »). Pour les gnostiques dualistes, tout porte la marque d’un vice congénital de l’univers : la misère, l’angoisse, la maladie, la mort, la guerre. La douleur est le reflet du monde. Or un monde où il y a la douleur ne peut pas être l’œuvre d’un dieu. Comment une création pareillement ratée, une si monumentale machination de crimes, comment ce tourbillon d’erreurs, cette chute et ce naufrage universels qu’est l’his- toire du vivant et de l’homme pourraient résulter d’un projet divin ?
Les gnostiques estiment que la vie terrestre, qui condamne ses créatures à souffrir, ne peut être que l’œuvre du diable, l’enfer d’un autre monde. « Viscéralement, impérieusement, irrémissiblement, écrit Jacques Lacarrière, le gnostique ressent la vie, la pensée, le devenir humain et planétaire comme une œuvre manquée, limitée, viciée dans ses structures les plus intimes. (2) » C’est ce qui explique que même la colombe saigne et que même le saint pourrit dans sa tombe. Nous sommes sur terre comme des exilés à vie, des détenus planétaires victimes d’une injustice à l’échelle du cosmos tout entier, enchaînés malgré nous à ce scandale universel.
À quoi bon souffrir ?
Si la douleur habite chaque parcelle de ce monde, où est l’issue ? Que faire de cette souffrance qui est au cœur de la vie et dont on ne peut se défaire ? Comme les autres révélations monothéistes, le christianisme a recouvert la souffrance d’une justification théologique. Jusqu’au Moyen Âge, en Europe, souffrir était non seulement le lot de l’humanité, mais le principe même de l’existence terrestre. Le monde ici-bas était une « vallée de larmes », le pendant d’un Ciel qui se gagnerait en proportion des peines subies. La souffrance était acceptée puisqu’elle était « remboursée au centuple dans l’autre monde » (3). Il s’agissait non pas de se détourner des peines, mais au contraire de les accueillir avec humilité comme garan- tie du bonheur éternel. Mieux qu’aucun discours marketing, la consolante figure du Christ, mort sur la croix avant de régner dans le royaume de l’éternité, fit passer la pilule des maux terrestres en les enrobant du mirage de la purification rédemptrice.
« Depuis que Dieu est mort souffrir a cessé d’être l’objet d’une valorisation. »
Que nous disent aujourd’hui les innombrables motifs de crucifixion, dans les musées ou les églises, de la réalité du supplice ? Les clous plantés au marteau, la lacération des chairs, le sang visqueux, la torture de la soif, la mort lente au milieu des mouches et des huées ? Le retable d’Issenheim, avec ses variations esthétiques, nous touche comme œuvre d’art mais nous répugne comme invitation. Depuis que Dieu est mort (ou, du moins, que se retire progressivement une religion centrée sur la douleur), souffrir a cessé d’être l’objet d’une valorisation. Ennemi de la jouissance dans l’Occident hédoniste, la souffrance n’a plus de rite, ni de sens. […] LIRE LA SUITE
Publié dans la
Revue des Deux Mondes
Décembre 2024 – Janvier 2025
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